Mes personnages vivent dans l’ennui de leur vie, emmenez le spectateur dans cet ennui et, tout à coup, au moment où il s’y attend le moins, pan ! un coup de feu dans la gueule du spectateur… !
Tchekhov est un monument par rapport à moi. Je ne lui arrive pas à la cheville. C’est un champion. Il laisse tout le monde sur place. Une mémoire incroyable, un don d’observation colossal. « Je pose la plume sur le papier, quand je la relève, l’histoire est terminée ». Une incroyable facilité. Oui, mais, cependant, malgré cette distance qui nous sépare, je me sens proche de lui, plein d’affinités et je vois des équivalences entre sa courte vie et la mienne qui a déjà accumulé pas mal d’années.
D’abord, nos origines populaires, les briques du Nord de la France, celles de Taganrog, sa ville natale, la mer pas loin, des parents, commerçants modestes, le désert culturel. Un père brutal (le sien plus que le mien), la faillite de la famille et les destins qui s’imposent : malgré des études secondaires médiocres, Tchekhov décide d’être médecin. Puis il écrit des textes pour faire comme son grand frère. Des petits journaux l’éditent et lui donnent un peu d’argent, suffisamment pour entretenir ses parents, payer les études de ses frères et soeurs.
De mon côté, cancre perdu dans le désert de ma médiocrité, à l’âge de quinze ans, je rencontre par hasard le théâtre. Et me voici à La Baraque Foraine, une troupe d’amateurs qui joue tout le répertoire théâtral dont les pièces en un acte de Tchekhov : L’Ours, La Demande en mariage. Quinze jours après, je suis sur scène, jouant tous les rôles, inconscient de mes défauts, riche de mes qualités : la fraîcheur, la gaucherie. A dix-huit ans, je suis reçu à l’école d’acteurs du Théâtre National de Strasbourg. Le statut d’étudiant, la bourse, rassurent mes parents qui me laissent partir. Me voici acteur.
Voilà Tchekhov écrivain, de plus en plus conscient de sa valeur. Il est médecin et son frère Kolia est tuberculeux. Il lui jure de le guérir. Mais Kolia meurt à trente ans. Mon père meurt d’un cancer quand je suis à Strasbourg. Je ne suis pas médecin mais je m’en veux. Terriblement. Tchekhov est anéanti, conscient de son inutilité en tant qu’artiste. Kolia lui avait parlé de Sakhaline, l’île lointaine où l’on parque les prisonniers. Il voulait s’y rendre avec Anton, pour témoigner. Tchekhov, prêt à brûler son oeuvre, ira, seul, parcourir les dix mille kilomètres pour atteindre Sakhaline. Il se sent en pleine forme alors que la tuberculose commence son implacable évolution .
La mort de mon père a été un désastre identitaire pour moi. Je m’écroule et finit dans un hôpital psychiatrique, perdu dans un autisme profond d’où les médecins prédisent que je ne reviendrai jamais. Tchekhov rentre à Moscou, « guéri », d’après lui, mais transformé. À Sakhaline, il a certes vu des choses inacceptables qu’il va dénoncer, mais le Tchekhov écrivain est toujours là, la fiction est la plus forte, comme en témoigne Anna, la jeune institutrice dont il fera le portrait. Contre toute attente, « guéri », je sors de l’asile encore acteur mais déjà cinéaste avec l’envie féroce de faire un film de fiction qui témoignerait de mon expérience. Les images qui surgissent dans ma tête, je les sors du coffre-fort où j’irai puiser tous mes films, mélange de souvenirs autobiographiques et de fictions inspirées du réel. Mon premier film Histoire de Paul, reçoit le prix Jean‑Vigo. François Truffaut, rencontré dans l’ascenseur de son agent, me félicite. La Steppe reçoit le prix Pouchkine. Tolstoï serre Tchekhov dans les bras.
Et les amours de Tchekhov ? À part Macha, sa soeur, qu’il idolâtre, les autres femmes sont soigneusement écartées de sa vie. « L’amour ne m’intéresse pas. Il brûle votre énergie. Pour écrire, je dois être libre. » J’étais moins lucide mais tout autant inattentif à l’amour. C’est bien plus tard que j’ai rencontré la constance et l’amour réel. Mais dans son oeuvre, Tchekhov donne un portrait parfait de la femme, indépendante, riche, profondément moderne.
La maladie vient stopper la vie de Tchekhov à 44 ans. « C’est très désagréable de mourir ainsi devant tout le monde. » Et je pense à ma propre mort, si loin, si proche.
« Il ne me reste pas très longtemps à vivre. C’est bien, au fond, cela m’oblige à faire les choses comme si c’était la dernière fois. »
Le monde de Tchekhov fait résonner le mien. Ce que j’ai vécu alimente en creux le film et nourrit le jeu des acteurs.
Quelle prétention j’ai eu à vouloir me comparer à lui. Tchekhov est vraiment génial et je ne suis qu’une nullité… !
René Féret