D’où venez-vous, Frédéric Pelle ? Quel est votre parcours ?
Je viens du pays basque. J’ai commencé par faire des études de commerce, mais j’avais cette passion pour le cinéma. Je ne savais pas du tout si j’étais fait pour… Je suis monté à Paris pour vérifier. Je suis devenu l’assistant de René Féret, et c’est lui qui a produit mon premier documentaire au milieu des années 90. Après, j’ai fait des courts métrages de fiction. Un premier en 2000, Des morceaux de ma femme, qui a été sélectionné à Cannes et dans une série d’autres festivals. Ce premier film était une adaptation, j’ai poursuivi avec cinq autres courts métrages adaptés du même auteur, Stephen Dixon. Au rythme d’un court par an, ça m’a occupé six ans en tout !
Mon expérience avec René Féret m’a donné l’envie de travailler de manière indépendante. En 1997, nous avons monté avec mon ami Pascal Lahmani la société de production Bianca Films. Nous produisons des courts et moyens métrages, des documentaires… même si la cadence a un peu ralenti lorsque je me suis penché sur mon premier long, La tête ailleurs, sorti en 2010. Cela fait presque vingt ans que ça dure et je pense que je continuerai comme ça. Être son propre producteur, c’est avoir la chance d’aller jusqu’au bout de ses projets, même fragiles, sans rancœur et en gardant le contrôle artistique : ça aussi, c’est quelque chose que j’ai appris auprès de René Féret.
Vous lui dédiez ce nouveau film, Le chant du merle.
Il nous a énormément aidé. Je dis nous parce que j’ai écrit le film avec ma compagne, Orlanda Laforêt. Nous avons bataillé pendant plus de deux ans sur le scénario, et René est intervenu dans la dernière ligne droite, notamment sur les dialogues qu’il a vraiment vivifiés. Et comme le projet lui plaisait beaucoup, il s’est aussi immédiatement positionné comme distributeur. Il est décédé il y a quelques mois, et c’est son épouse Fabienne qui continue son travail, et sort notre film. Il a eu le temps de le voir et il était content.
D’où vous est venue l’histoire du Chant du merle ?
L’idée vient d’Orlanda en réalité, et de l’Hôtel de la Tour à Aubazine, ce petit village de Corrèze où nous avons tourné. J’avais découvert cet endroit avec ce charme un peu désuet auquel je suis assez sensible… Et nous avons pris l’habitude d’y revenir Orlanda et moi, une ou deux fois par an, ce qui nous a permis de nouer des liens d’amitié avec les gens de l’hôtel. Il y avait là une serveuse qu’on avait l’habitude de voir, et qui a un jour disparu. Nous avons demandé ce qui s’était passé et on nous a raconté qu’elle s’était entichée d’un type un peu louche, qui n’était pas du coin et qui lui avait tourné la tête… Elle a dû quitter l’hôtel. C’était une fille extrêmement discrète, touchante, du genre à ne rien dire si on ne lui parlait pas, mais ravie qu’on le fasse. On s’était attachés à elle et lorsqu’on a compris ce qui lui était arrivé, on a trouvé ça à la fois plutôt banal mais presque vertigineux de son point de vue… Cette histoire l’avait complètement dépassée et sa vie s’en est trouvé chamboulée. Ma compagne s’est dit que c’était un point de départ intéressant. Quelque chose nous a plu dans l’idée de prendre le temps de nous pencher sur le personnage d’une jeune femme qui a priori n’attire pas l’attention, et faire en sorte que l’on s’intéresse à elle et à sa vie intérieure. L’intrigue à proprement parler est simple, mais elle m’a permis d’observer en détail les relations humaines, forcément complexes.
Comment se passe le travail d’écriture à quatre mains avec votre compagne ?
Le plus souvent, Orlanda commençait à écrire et je retravaillais ensuite avec elle. Elle a la sensibilité qu’il fallait pour ce portrait de femme.
Autour de ce personnage principal omniprésent, nous avons développé l’histoire en empruntant un certain nombre d’éléments à la réalité. Le vieux monsieur dont Aurélie s’occupe, par exemple, est inspiré du père du vrai chef de l’hôtel, aujourd’hui décédé mais que nous avons bien connu également. Nous écrivions beaucoup sur place, à l’hôtel, nous inspirant des lieux et des gens.
Vous avez d’ailleurs fait jouer un certain nombre d’entre eux.
C’était dans la continuité des choses. Pour le rôle de ce vieux monsieur, par exemple, j’ai eu la chance de rencontrer sur place Pierre Bouysset, un octogénaire qui l’avait bien connu et que l’aventure tentait ! Une rencontre formidable. Le serveur et le maître d’hôtel jouent leurs propres rôles. émotionnellement, c’était particulier pour eux de participer à cette histoire, qu’on tournait dans les murs de l’hôtel dans lequel ils travaillent depuis vingt ans. Même si ce n’était pas un tournage documentaire, nous avions la volonté très précise d’inscrire la fiction dans un environnement réel, qui est la vie de cet hôtel et plus largement du village. Il n’était pas question de nous comporter autrement que comme des invités. Nous avons essayé de nous fondre dans le décor, ce qui n’était pas trop difficile vu que nous étions en équipe très réduite, neuf personnes sur le plateau ! Je crois pouvoir dire qu’il y a eu un véritable échange avec les habitants d’Aubazine.
Et les comédiens professionnels : comment avez-vous choisi Adélaïde Leroux pour ce rôle principal autour duquel tout le film gravite ?
C’est vrai qu’Adélaïde est presque de tous les plans. Il fallait que la greffe prenne entre les interprètes professionnels et les autres. Elle est la première à laquelle j’ai pensé. C’est une vraie provinciale, et je le dis comme un compliment ! Elle a une simplicité, une façon d’être sans sophistication. Je voulais une actrice qui ne soit pas à des années lumière du personnage. Je cherchais aussi quelqu’un qui n’ait pas peur de jouer un personnage qui a du mal à livrer ses émotions. Adélaïde a su garder constamment ce cap, même dans les scènes qui auraient pu se prêter à un jeu un peu plus démonstratif. Mais elle connaissait le personnage d’Aurélie, pour ainsi dire. Sans être réellement handicapée, Aurélie est victime de sa timidité, de sa fragilité, elle n’est pas armée sentimentalement. Si elle est à l’aise avec le vieux monsieur dont elle s’occupe, c’est parce que leur relation est sans équivoque, dénuée de tout rapport de séduction. Et si ses relations de travail ne lui posent pas de problème, c’est parce qu’elles ne sont pas émotionnellement très engageantes…
C’est un choix courageux que de jouer la retenue…
Le personnage l’imposait. Et ce qu’Adélaïde apporte est formidable. Son jeu est à la fois très riche et très subtil, tout en nuances et jamais tape-à-l’œil : en la regardant, on a envie d’aller l’observer toujours plus en détails, de chercher la plus petite expression. Et je crois qu’elle apparaît alors extrêmement charmante.
Presque tout est caché, chez ce personnage. à sa manière délicate de s’habiller, de s’observer dans le miroir, on devine une sensualité dormante.
Aurélie attend qu’il se passe quelque chose, que sa vie change. C’est une romantique. Elle a en elle quelque chose de tragique, lié à son histoire personnelle, à l’absence de son père. Ce qui ne l’empêche pas de rêver à une autre vie, qu’elle entrevoit quand elle rencontre François. La seule fois où elle se laisse aller, c’est justement dans la scène où son amant lui fait essayer cette grande robe d’époque. Elle sort un peu d’elle même, elle se libère un instant mais elle en est tout de suite gênée, tellement c’est inhabituel : c’est ce genre de détail qui la rend bouleversante.
Parlez-nous des autres acteurs et de leurs personnages.
Nicolas Abraham, qui joue l’amant d’Aurélie, François, est un ami de longue date. Il joue dans tous mes films. Son personnage est vaguement inspiré d’un copain trousseautier qui s’y entendait vraiment pour embobiner les gens…Je voulais que le personnage de François garde une certaine mesure. Ce n’est pas un héros, mais pas un salaud non plus. C’est juste un représentant de commerce, tout le temps sur la route, et qui n’est pas le premier ni le dernier à avoir une aventure avec la serveuse de l’hôtel où il a l’habitude de descendre. Et puis il est réellement bien avec elle. Il se prend au jeu, va la surprendre à la sortie du travail… On devine que sa vie n’est pas enthousiasmante, et cette fille est là, on dirait qu’elle l’attend. On peut comprendre qu’il profite d’elle : à travers les yeux d’Aurélie, sa vie a l’air un peu plus belle.
Myriam Boyer, qui joue la mère d’Aurélie, a la même simplicité qu’Adélaïde, et je me suis dit qu’elles fonctionneraient bien ensemble. Et il fallait aussi quelqu’un qui soit capable de prendre le pli de ce tournage très simple. Myriam est venue tourner comme en week-end à la campagne, dans une approche très généreuse. La classe ! Même chose pour Patrick D’Assumçao, qui joue le chef de l’hôtel. Il nous a fait le cadeau de venir trois jours malgré un emploi du temps bien rempli. Il faut dire qu’il peut tout jouer, avec cette gueule à l’ancienne et cette sensibilité évidente. Je l’avais repéré au théâtre dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, où il jouait avec un de mes amis. Et comme tout le monde, j’ai été emballé par sa prestation dans L’inconnu du lac.
Je ne fais jamais de casting : j’approche les gens parce que je les connais ou qu’on m’en a parlé en bien. Je suis incapable de travailler dans le conflit, ni même avec quelqu’un avec qui je ne suis pas en confiance. C’est pourquoi je prends un soin assez maniaque à choisir les gens avec qui je travaille, même pour les plus petits rôles.
Comment avez-vous travaillé avec ce casting particulier, qui mélangeait les professionnels avec les villageois, acteurs improvisés ou figurants ?
C’est peut-être parce que je suis passé par le documentaire, mais depuis mes premiers courts j’ai pris l’habitude de travailler avec des professionnels et des non-professionnels en même temps… Je n’ai pas fait d’essai. On a fait une lecture avec Adélaïde et Nicolas avant le tournage, qui a servi de rencontre. C’est tout. J’aime arriver sur le tournage sans avoir une idée préconçue de ce qui va se passer. La technique est toujours au service des acteurs, et non l’inverse : avec mon chef opérateur Olivier Banon avec qui je travaille depuis 15 ans, nous prévoyons un espace de jeu pendant les repérages, nous envisageons un découpage, tout en nous tenant prêts à adopter une autre mise en scène si ce que l’on voit sur le plateau semble l’exiger. C’est d’autant plus important pour les non-professionnels, qui n’ont pas forcément la capacité de reproduire plusieurs fois la même scène sans que leur jeu devienne mécanique ou faussé. Quand on va chercher quelqu’un pour ce qu’il est, quand on pense qu’il peut faire exister le personnage, alors on est bien obligé de se fier à son instinct. On crée une ambiance de tournage la plus chaleureuse et studieuse possible, et on croise les doigts en espérant avoir choisi le bon !
Si le naturel était le mot d’ordre, y avait-il une place pour l’improvisation ?
Le film est très écrit, notamment tout ce qui touche au personnage d’Aurélie et aux étapes de sa relation avec François. Mais il y avait des ouvertures à l’improvisation, surtout avec les non-professionnels. Par exemple, les deux séquences d’ornithologie étaient bien prévues mais auraient pu être beaucoup courtes. L’ornithologue, dont c’est vraiment le métier, était tellement intéressant qu’on a laissé tourner beaucoup plus longtemps que prévu ! Et pour la séquence en extérieur, quand il a fait venir le coucou, c’était un véritable instant de magie. De vrais moments de vie comme ceux-là apportent une spontanéité et des respirations au film. De même avec Pierre Bouysset qui joue le vieil homme dont s’occupe Aurélie. Un plan muet de balade en forêt s’est transformé en un bel échange, très important dans leur relation à la fois complice et tendre. Et ce sont les mots de Pierre, ses propres réflexions sur la vie que l’on entend.
D’où vous est venue, justement, l’idée de faire participer Aurélie à ces ateliers d’ornithologie ?
Tout d’abord, on ne voulait pas plomber notre personnage. Sa vie n’est pas catastrophique : elle est à l’aise dans son travail et les personnes qui l’entourent sont bienveillantes : sa mère, le vieux monsieur dont elle s’occupe, son patron, ses collègues de travail, tout le monde semble l’apprécier… Son malaise est plus profond et nous ne l’expliquons pas par le fait qu’elle habite à la campagne, que nous présentons plutôt comme un cadre de vie agréable où l’on peut développer une vie sociale épanouissante. Cette fille existe à Paris et n’importe où ailleurs.
Nous lui cherchions une activité qui existe sur place, pour l’occuper en dehors de son travail à l’hôtel. Il y avait bien sûr la porcelaine, vu qu’on était à proximité de Limoges, mais nous cherchions plutôt du côté de la nature. La présence à Aubazine de la Ligue de Protection des Oiseaux, très active dans la région et la rencontre avec Jean-Michel Teulière l’ornithologue nous ont vite convaincu.
Il n’y a presque pas de musique dans le film, mais le travail sur le son et en particulier les chants d’oiseaux et autres bruits naturels est très développé.
Seule la scène finale pouvait supporter une musique lyrique, présente. Pour le reste, on entend un groupe de blues dans un bar, et une chanson de Manu Chao, à la fois enjouée et un peu sentimentale, qui permet de lancer de façon presque fantasmée la séquence où Aurélie part en virée avec François. C’est tout.
On a su très vite que l’on ne ferait pas composer de bande originale pour le film. Ça oriente tellement la vision d’une séquence, la musique… et nous voulions montrer des choses tellement ténues qu’il était plus juste je crois de laisser le soin au spectateur de comprendre et d’apprécier ce qu’il voyait, sans être guidé.
Du coup, c’est vrai qu’on a apporté énormément de soin à la prise de son, avec une volonté un peu rigide de n’utiliser que des sons enregistrés sur place. Les bruits de cuisine étaient enregistrés dans la cuisine de l’hôtel, les sons d’oiseaux dans le bois… Là encore, il s’agit du même désir de simplicité et d’authenticité.
Il y a beaucoup de douceur à l’image : comment fait-on une image douce, techniquement ?
C’est surtout à mon chef opérateur qu’il faudrait poser la question ! Plus sérieusement, le film a cette dimension dans son récit. Les choses arrivent à leur rythme, et même si la vie tranquille d’Aurélie est bouleversée, ce bouleversement s’organise assez naturellement. Les personnages sont nuancés, il n’y a pas véritablement de coup de théâtre. Le parcours d’Aurélie (le choix d’Adélaïde Leroux est aussi celui de la douceur et de la grâce) s’effectue naturellement et il aurait été artificiel de le dramatiser visuellement. C’est pourquoi nous avons fait le choix d’une lumière diffuse et peu contrastée. Nous avons dès les repérages, choisi des lieux qui nous permettraient de travailler autant que possible en lumière naturelle, cherchant une harmonie discrète dans les couleurs et les matières des différents décors. Il en a été de même pour les costumes.
Le chant du merle est un film très tranquille, dont on ne devinerait pas qu’il a été tourné si vite…
La préparation, les repérages ont pris du temps, c’est ce qui nous a permis de tourner en 23 jours. C’était possible parce qu’on tournait à 80% dans le village, et que nous étions une petite équipe, avec un matériel léger. Ce qui prend énormément de temps sur les tournages ce sont les déplacements des équipes et de grands camions remplis de matériel… Nous, tout notre matériel tenait dans une camionnette, et nous nous déplacions souvent à pied, quel bonheur !
Ce film-là était réalisable dans ces conditions, cohérentes avec l’économie raisonnable et modeste qui est celle du film.